1 avril 1998

Préface


Lorsque parut le premier numéro de la revue Viking, en mars 1949, je n’imaginais certes pas, dans la naïveté de mes vingt-deux ans, que cette aventure durerait tant bien que mal jusqu’en 1958, lorsque les « événements » d’Algérie viendraient brusquement interrompre ma carrière journalistique. Je n’imaginais pas davantage que le modeste tirage de deux cents exemplaires serait un jour multiplié par dix. J’imaginais encore moins que VIKING prendrait un jour la dimension d’un véritable mythe et que numéros isolés et, bien entendu collections complètes deviendraient introuvables, même chez les meilleurs bouquinistes. Ce que je n’imaginais surtout pas du tout, au milieu de mes rêves d’alors, c’est ceci : pour le cinquantième anniversaire du numéro Un de cette singulière revue, un éditeur rouennais aurait l’idée d’en faire une sorte de « reprint », selon le terme technique ; deux volumes seraient alors nécessaires pour restituer dans leur intégralité les dix-neuf premiers numéros, du printemps 1949 à l’automne 1955, date d’un changement de formule quelque peu suicidaire. C’est dire si je manquais d’imagination quant à la destinée d’un effort de presse qui a joué un certain rôle et même un rôle certain dans le renouveau du sentiment régionaliste en Normandie dans les années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale — période historique qui est restée dans notre souvenir collectif comme celui de la Reconstruction.
On ne se souvient plus guère aujourd’hui des destructions massives qui avaient transformé en champs de ruines tant de nos villes et de nos bourgades. On ne se souvient même plus des vingt à trente mille morts de chez nous, dont seules les familles conservent le souvenir. La mémoire a été pour nous effroyablement sélective et les souffrances des Normands sont passées facilement, aux yeux des « horsains », dans le compte vite soldé des profits et pertes d’une terre et d’un peuple qui ont beaucoup souffert.
Cette atmosphère d’après guerre explique la pauvreté de la revue. Elle explique aussi un ton passionné qui était sans doute plus à la mode dans ces temps difficiles qu’aujourd’hui.
Notre but était une sorte de réarmement moral. Nous pensions, avec tout l’enthousiasme et aussi l’impudence de la jeunesse, que le plus important était de sauver d’une disparition menaçante le tempérament normand, dont la composante fondatrice et originale ne pouvait être, à nos yeux, que l’esprit nordique.
Cela allait alors de soi et il est remarquable que la revue, si elle s’est heurtée à un inévitable scepticisme, n’a jamais suscité de réactions hostiles.
Une histoire de VIKING est depuis quelques mois en chantier. Elle permettra d’appréhender la place exacte que devait tenir cette revue entre la courte apparition de TERRE NORMANDE (janvier 1946 — avril 1947) et la plus longue entreprise de HEIMDAL (automne 1971 — automne 1987). Il a ainsi existé une sorte de continuité normande et nordique, qui n’a certes pas disparu, en cette fin de siècle, de notre paysage intellectuel.
VIKING fut essentiellement un acte de fidélité et, j’ose le dire, de courage. Cela fut une constante bataille contre la pauvreté, contre le calendrier, contre l’indifférence. Un tel esprit de sacrifice est aujourd’hui assez inimaginable dans une époque totalement immergée dans l’expression la plus mercantile de la modernité.
Il suffit de regarder les pages qui vont suivre pour constater l’archaïsme impécunieux d’un système d’impression qui ignorait certes toutes les facilités de l’ordinateur et du traitement de texte.
De même que notre moyen de locomotion était la bicyclette, notre moyen d’impression était le stencil sur baudruche et la vieille « Ronéo », aujourd’hui reléguée à l’état de curiosité folklorique.
Dans ses débuts, VIKING fut ce que l’on nomme une entreprise militante et nous ne devions jamais parvenir totalement à la transformer en opération commerciale, même si chaque numéro marque un progrès technique sur le précédent. L’évolution « idéologique » de la revue ne fut pas moins sensible. Enfermés volontairement, au début de cette aventure, dans un effort que nous voulions d’abord et avant tout nordique, étroitement inspiré des origines indéniablement scandinaves du duché entré dans l’Histoire au début du Xo siècle, nous devions peu à peu prendre en compte les aspects les plus divers de la réalité normande. Nous nous sommes ouverts sur l’économie et la politique, après avoir de plus en plus multiplié des préoccupations d’ordre artistique ou littéraire.
Si VIKING a joué un rôle de précurseur dans une certaine évolution, ce fut sans doute par la pratique constante de ce qu’on nomme la « métapolitique » et qui était pour nous, tout simplement, le combat culturel.
Dans cette optique, nous avons toujours refusé de nous enfermer dans les frontières de la seule Normandie. Cela nous fut parfois — et même souvent — reproché par nos compatriotes. Nous concevions la Normandie dans un ensemble du « Nord-Ouest » qui nous empêchait de considérer les Bretons ou les Flamands comme des étrangers. Disons-le tout net : nous ne nous réclamions pas tant du monde norrois primitif que du monde celto-germanique dans son ensemble. En allant même plus loin, nous avons sans doute été précurseurs en évoquant Dumézil et la réalité “ indo-européenne ”. De même, nous avons toujours estimé que la Normandie était le “ pont ” naturel entre le monde continental et le monde insulaire, particulièrement entre la France et l’Angleterre.
Nous n’avons défendu seulement une culture populaire originale que nous estimions — à juste titre — en péril. Nous nous sommes aussi réclamés d’une certaine conception de l’homme et du monde, attachant tout autant d’importance aux arts qu’aux sports, aux études qu’aux veillées, aux raids qu’aux rêves.
A ses origines, VIKING se voulait seulement l’organe intérieur d’un mouvement de jeunes. Assez rapidement, les « anciens » du régionalisme normand nous ont incités à découvrir l’indispensable solidarité entre les générations. Je ne citerai qu’un nom en ce domaine, celui de Fernand Lechanteur, dont l’importance n’a fait que croître, avec ce mélange d’autorité et d’humour qui n’appartenait qu’à lui.
Il n’est pas question dans ce bref avant-propos d’évoquer dans le détail les sommaires de chaque numéro. L’équilibre des articles me paraît évident comme me paraît important l’éditorial qui ouvre chaque livraison. S’y trouvent évoquées quelques vertus — naguère illustrées par notre grand Corneille — dont je ne crois pas qu’il soit possible de se passer : la ténacité, l’idée de service, la fidélité, la solidarité, la qualité... Nous nommions cela « forstavn », c’est à dire le cap, en vieux langage maritime norrois, et nous pensons toujours, un demi-siècle plus tard, qu’un peuple ne saurait survivre sans se référer à des valeurs fondamentales, surtout si elles échappent à l’actualité, à la mode et au conformisme.
Cela devrait nous amener à nous demander comment nous nous situons dans la Normandie d’aujourd’hui. Écartelée entre deux mini-régions, impuissantes du seul fait de leur séparation, la Normandie est incapable de jouer dans le monde actuel, en France comme en Europe, le rôle qui lui reviendrait par une sorte de vocation naturelle, géographique, ethnique, historique, culturelle, dont bien souvent les non-Normands sont plus conscients que les Normands eux-mêmes.
Économiquement et démographiquement, la Normandie est dans une situation que l’on peut qualifier de catastrophique, pire que tout ce que nous pouvions imaginer au lendemain de la guerre, où il nous semblait que seul lui manquerait — si nous n’y portions pas remède — le supplément d’âme qu’apporterait la conscience de l’héritage viking.
Dans cette détresse, le Mouvement normand, fondé en 1969, vingt ans après le premier numéro de Viking apporte des réponses et propose des solutions. Que cela plaise ou non, il a aujourd’hui l’exclusivité de ce que l’on peut nommer sans sourire la « légitimité normande ». Aussi tout reste possible quand on connaît la somme de travail, de courage et d’espoir qu’implique chaque numéro de L’Unité normande ou de Culture normande.
Une nouvelle génération est en train d’émerger, celle des jeunes Normands qui ont eu une vingtaine d’années dans la dernière décennie de ce siècle. Ils ressemblent comme des frères à ce que nous étions à leur âge, alors que nous pourrions maintenant être leurs grands-pères. Une tâche immense les attend. Puissent-ils trouver quelques points de repère dans les idées et les images d’une revue comme celle-ci, dont la continuelle devise fut celle d’un autre Guillaume. Non pas le Conquérant, mais le Taciturne :
Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre,
ni de réussir pour persévérer
”. 

JEAN MABIRE
Avril 1998